samedi 13 mars 2010

Le conte du ventriloque,Paule Melville


Paule Melville
Le conte du ventriloque
Points. Grands romans. 2008. 411p.


Nous sommes finis si nous nous mélangeons. Et nous sommes finis si nous ne nous mélangeons pas (p .72)
Quadrature du cercle. Impossible résolution. Mourir ou mourir…
N’est pas ventriloque qui veut dans la forêt profonde du Rupununi, à la lisière du Guyana et du Brésil. Imiter le cri des singes, le souffle du paresseux, le feulement du jaguar, ou le le sifflement d’un tapir est un art amérindien qui ne laisse pas d‘étonner le Père jésuite Nieper, dont l’âpreté à mener son combat messianique dans les villages wapisiana, wai-wai, macusi, conduit à la déconstruction démente de son œuvre. Zélé, il parcourt la région avec la même ferveur hallucinée que les conquérants d’Aguirre, érige des autels, marie à tour de bras, sème la parole divine à qui veut l’entendre… quand bien même la difficulté à prêcher dans des langues qui n’ont pas de mot pour le péché, la vertu, le pardon, la bonté, la vérité, la joie, s’il vous plaît, merci ou pardon. A sa diamétrale opposée, McKinnon, un écossais libre-penseur, s’est installé par choix de vie dans cette forêt, qui n’est ni l’obscurité ni la lumière mais une gigantesque mémoire. Il fonde Waronawa., épouse deux sœurs vivant sous le même toit, engendre une famille dont deux des enfants, Beatrice et Danny enfreignent le tabou de l’inceste alors qu’une éclipse pose sur la région une ombre lourde de présages. Béatrice, « intoxiquée » par la passion, vit l’interdit comme une chose de la nature, s’abime, sans le manifester, dans une jalousie à l’état pur pour finir dans la peau d’une canadienne immobile ; Danny, horrifié à l’idée de se faire découvrir, s’accommode d’une vie « exemplaire » pour se perdre dans l’alcool.
Si l’inceste est au cœur du récit, il reste tout ce qui est adjacent : le poids du sacré selon ses origines, les tabous liés à l’éducation (l’homosexualité inavouée du prêtre n’étant pas le moindre), les silences qui s’en suivent, l’omniprésence de la nature dans ce qu’elle procure ou induit, le choc des civilisations dans ce qu’il détruit ou re-crée, le sempiternel dilemme entre nature et culture, enfin les conformismes sociaux à l’image de l’homme lui-même, s’adaptant à la fadeur…
Ce roman (minéral, végétal, cosmique), réparti en trois chapitres inégaux, s’inscrit dans la veine « anthropophage » de Manucaïma, héros sans caractère de Mario Andrade. En écho à ce monument de la littérature brésilienne publié en 1928, ce sont les mythes fondateurs du peuple guyanien, réappropriés dans un contexte prodigieusement contemporain du début du XXe siècle, qui forment la trame du récit et l’histoire d’une famille métisse. La question posée à tous ces peuples premiers reste la même : se mélanger ou se maintenir et s’isoler ; elle renvoie à celle d’Edouard Glissant : changer tout en échangeant sans se perdre… Est-ce faisable ?
De père guyanien et de mère anglaise, c’est d’abord comme comédienne au cinéma et à la télévision que Pauline Melville s’est fait connaître du grand public (Mona Lisa, The long good Friday entre autres films). Ce n’est qu’en 1990 qu’elle produit son premier recueil de nouvelles, Shape-Shifter, récompensé du Commonwealth Writers Prize et du Guardian Fiction Prize ; puis en 1997, Le conte du ventriloque, en lice pour l’Orange prize et primé par le Whitbread First Novel Award. Ancrés dans la réalité post-coloniale de la Caraïbe et celle de son pays d’origine, le Guyana, ses textes, pour une grande part, posent la question des sociétés déplacées, acculturées et polluées par l’Occident.

Monique Dorcy

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