samedi 13 mars 2010

Le lieu perdu, Norma Huidobro (Argentine)


Norma HUIDOBRO
(Argentine)
Le lieu perdu
Liana Lévi. 2009. 208 p.

.

L’oubli en est la clé, pensa Ferroni, qui estima qu’il fallait plisser les yeux, même si ce n’était pas une condition primordiale. Mais il le fit tout de même. Il plissa les yeux, comme si le soleil l’incommodait, et sa vue se voilà à peine. Alors il la vit. Il la vit la porte : celle-ci et celle-là ; celle-là plutôt. Il la vit entrouverte et il sentit de l’ombre. Cette fois l’odeur lui parvint en premier. Il fut un peu surpris. Il avait pensé qu’il verrait en premier les taches de soleil sur les mosaïques de la cour. Mais non. Il sent l’odeur de l’ombre. Et ensuite, oui, ensuite il vit les taches de soleil sombres qu’il n’avait jamais vues, et il sut que ce n’étaient pas des taches, mais de l’eau ou plutôt, des taches d’eau. Maman est en train d’arroser, dit-il ou pensa-t-il avoir dit ; il doit l’avoir dit puisqu’il l’a entendu. Maman est en train d’arroser les plantes et l’eau s’échappe par en bas, par ce petit trou qu’ont les pots pour que le trop plein s’évacue. (…) Et c’est l’été, c’est toujours l’été dans la cour, et maman porte des sandales et des robes à fleurs, dit Ferroni. Il le dit ; avant il l’avait seulement pensé, et il le dit parce qu’il s’en était étonné. (extrait p. 99-100)

Pas simple à raconter ce roman, figé dans l’espace-temps d’une semaine qui n’en finit pas de ne pas finir, sous un soleil plombant la province de Jujuy. Difficile à rendre ce huis clos à deux personnages qui se dérobent l’un, renard, à l’autre, taiseuse. Pesant ce roman à force de faire silence sur ce que le premier veut savoir et l’autre taire, d’entendre penser, ressasser des images, parfois claires, souvent floues du souvenir, du doute, de l’imagination. Et en sourdine, le contexte tragique de la guerra sucia contre ce qui compte d’opposants à l’Argentine des généraux, qu’ils soient communistes, syndicalistes ou sympathisants.

Janvier 1977, villa del Carmen. Village de merde, où les rues sont étroites, poudreuses, bordé en hauteur de tipas plumeuses, village de merde où se trouve parachuté l’enquêteur Ferroni à la recherche d’un indice, une lettre, permettant de débusquer le cheminot gréviste José Luis Benetti et sa compagne Matilde vivant à Buenos Aires. Celle-ci est l’amie de Marita restée au village à tenir le relais de la Tunas où les jours se meurent semblables, prévisibles, flasques. Les seules couleurs sur ce sol blafard, ce sont les lettres qu’elle reçoit de la capitale. Par procuration, Marita s’identifie à sa sœur de cœur ; dans ses yeux, elle regarde passer les trains du haut du pont, reste tétanisée devant les yeux vert-raisin du jeune cheminot, imagine leur amour, et son inquiétude grandit au fur et à mesure que la correspondance s’effiloche. Ferroni croyait mener une enquête courte et sans surprise, et le voilà piétinant, les chaussures blanches de poussière, dans des ruelles qu’il ne cesse d’arpenter, autour du mutisme délibéré de la jeune femme et des souvenirs qu’il n’avait pas prévus. S’invitent, en effet, à l’enquête son passé, un portail entrouvert, sa douleur, le village de son enfance et cette mère dont il perd la trace à quatre ou cinq ans. Une trame en apparence simple dont les protagonistes se complexifient au fur et à mesure qu’ils s’affrontent, l’un adouci par ses réminiscences qui s’imposent comme une nausée sans parvenir à le détourner de sa sale mission, l’autre endurcie autant par son vécu que par le drame qui se noue confusément, belle, magnifiquement belle d’humanité sous ses airs de… pierre.

Tout le roman est construit, « arrêté » dans ce face à face entre le spécialiste des aveux conduisant nécessairement à la mort et cette jeune provinciale murée dans un silence, garant de la cavale du couple recherché ; entre la dictature suggérée de Videla à l’origine de disparitions forcées, d’exil en série et la liberté à tout prix. Et ce dans une torpeur magistralement posée sur des histoires douloureuses et une villa désespérante d’ennui qui n’ennuie jamais. Norma Huidobro signe là un très joli livre couronné par le prix Clarin. .

L’oubli en est la clé, pensa Ferroni, qui estima qu’il fallait plisser les yeux, même si ce n’était pas une condition primordiale. Mais il le fit tout de même. Il plissa les yeux, comme si le soleil l’incommodait, et sa vue se voilà à peine. Alors il la vit. Il la vit la porte : celle-ci et celle-là ; celle-là plutôt. Il la vit entrouverte et il sentit de l’ombre. Cette fois l’odeur lui parvint en premier. Il fut un peu surpris. Il avait pensé qu’il verrait en premier les taches de soleil sur les mosaïques de la cour. Mais non. Il sent l’odeur de l’ombre. Et ensuite, oui, ensuite il vit les taches de soleil sombres qu’il n’avait jamais vues, et il sut que ce n’étaient pas des taches, mais de l’eau ou plutôt, des taches d’eau. Maman est en train d’arroser, dit-il ou pensa-t-il avoir dit ; il doit l’avoir dit puisqu’il l’a entendu. Maman est en train d’arroser les plantes et l’eau s’échappe par en bas, par ce petit trou qu’ont les pots pour que le trop plein s’évacue. (…) Et c’est l’été, c’est toujours l’été dans la cour, et maman porte des sandales et des robes à fleurs, dit Ferroni. Il le dit ; avant il l’avait seulement pensé, et il le dit parce qu’il s’en était étonné. (extrait p. 99-100)

Pas simple à raconter ce roman, figé dans l’espace-temps d’une semaine qui n’en finit pas de ne pas finir, sous un soleil plombant la province de Jujuy. Difficile à rendre ce huis clos à deux personnages qui se dérobent l’un, renard, à l’autre, taiseuse. Pesant ce roman à force de faire silence sur ce que le premier veut savoir et l’autre taire, d’entendre penser, ressasser des images, parfois claires, souvent floues du souvenir, du doute, de l’imagination. Et en sourdine, le contexte tragique de la guerra sucia contre ce qui compte d’opposants à l’Argentine des généraux, qu’ils soient communistes, syndicalistes ou sympathisants.

Janvier 1977, villa del Carmen. Village de merde, où les rues sont étroites, poudreuses, bordé en hauteur de tipas plumeuses, village de merde où se trouve parachuté l’enquêteur Ferroni à la recherche d’un indice, une lettre, permettant de débusquer le cheminot gréviste José Luis Benetti et sa compagne Matilde vivant à Buenos Aires. Celle-ci est l’amie de Marita restée au village à tenir le relais de la Tunas où les jours se meurent semblables, prévisibles, flasques. Les seules couleurs sur ce sol blafard, ce sont les lettres qu’elle reçoit de la capitale. Par procuration, Marita s’identifie à sa sœur de cœur ; dans ses yeux, elle regarde passer les trains du haut du pont, reste tétanisée devant les yeux vert-raisin du jeune cheminot, imagine leur amour, et son inquiétude grandit au fur et à mesure que la correspondance s’effiloche. Ferroni croyait mener une enquête courte et sans surprise, et le voilà piétinant, les chaussures blanches de poussière, dans des ruelles qu’il ne cesse d’arpenter, autour du mutisme délibéré de la jeune femme et des souvenirs qu’il n’avait pas prévus. S’invitent, en effet, à l’enquête son passé, un portail entrouvert, sa douleur, le village de son enfance et cette mère dont il perd la trace à quatre ou cinq ans. Une trame en apparence simple dont les protagonistes se complexifient au fur et à mesure qu’ils s’affrontent, l’un adouci par ses réminiscences qui s’imposent comme une nausée sans parvenir à le détourner de sa sale mission, l’autre endurcie autant par son vécu que par le drame qui se noue confusément, belle, magnifiquement belle d’humanité sous ses airs de… pierre.

Tout le roman est construit, « arrêté » dans ce face à face entre le spécialiste des aveux conduisant nécessairement à la mort et cette jeune provinciale murée dans un silence, garant de la cavale du couple recherché ; entre la dictature suggérée de Videla à l’origine de disparitions forcées, d’exil en série et la liberté à tout prix. Et ce dans une torpeur magistralement posée sur des histoires douloureuses et une villa désespérante d’ennui qui n’ennuie jamais. Norma Huidobro signe là un très joli livre couronné par le prix Clarin.


Monique DORCY

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